Je ne sais si un occidental, blanc de peau et fragile comme tous les gens qui boivent de l'eau en bouteille et usent de crème solaire, ont tenté cette périlleuse traversée. Suis-je le premier ? Je le crois bien. Certes ma famille aimante a tenté de me dissuader, et aucune assurance n'a voulu couvrir le risque insensé que j'ai voulu assumer:
TRAVERSER LA PLACE SAINT-MEDARD EN PLEIN SOLEIL;
Les techniciens qui ont préparé ce voyage fou, à l'heure du départ, m'ont dit :
- "arrête il est encore temps. Voici notre dernier relevé au pied de l'église dans un endroit frais.
Au milieu de la place personne n'y est encore allé. Tu risques l'ivresse de la chaleur, tes lèvres vont se craqueler, ta langue va considérablement gonfler et tu auras des visions atroces. Pas de mirages : tu ne verras pas, au loin la fraîche Bressuire sous sa brume d'août, mais tu vas croiser le diable!"
_ Tant pis, ai-je répondu, j'y vais. Mon sponsor, l'apéritif Duhomard a engagé trop de frais. Je ne peux plus reculer.
_ Quand même a répondu ma sage épouse en pleurs, ils n 'ont donné que deux bouteilles.
_ Oui, mais tu oublies le service de six verres à apéro!
Au bord du resto qui offrait encore l'ombre délicieuse de ses parasols, dernier refuge avant le désert, j'ai posé mon pied gauche. Et j'ai avancé. Un pied devant l'autre. Un pied devant l'autre. Le soleil a commencé à peser de sa masse terrible sur mes épaules. Un pied devant l'autre. J'ai pu prendre cette photo avant que la lentille de mon appareil explose sous l'effet de la chaleur, et avant que mon ordinateur portable ne commencer à fondre. Lorsque j'ai appuyé sur la toucher"enter" pour envoyer ce cliché unique, le plastique de la touche est resté collé à mon doigt.
Un pied devant l'autre. La 9e partie de la musique pour 18 musiciens de Steve Reich a scié mes oreille (écouter en haut de la page). Pourtant j'étais seul. C'est ma tête qui jouait seule et folle. Un pied devant l'autre. A mi chemin : personne. Pas un insecte. Ah si : deux frelons asiatiques recroquevillés, séchés soudainement en plein vol. Un pied devant l'autre. Il me restait encore un peu d'eau et quelques gouttes de Duhomard. Un pied devant l'autre. Soudain une lassitude gigantesque a envahi mon âme. J'ai vu, oui, j'ai vu Jésus au loin. Avec son doigt sur la tempe il semblait me dire, "tu es fou, je ne suis pas là, je suis dans ton coeur, à très bientôt Balthazar". Un pied devant l'autre. Deux mètres plus loin, j'ai vu la terrasse du café des arts paisible sous sa gracieuse tonnelle et Yolande qui arrivait avec son doux sourire, un demi de bière à la main ,la buée coulait du verre sur sa main. C'était le diable car dans un suprême effort de volonté je me suis rappelé que le café des arts ne borde pas la place Saint-Médard.Un pied devant l'autre. J'ai avancé, vide de pensées, chassant toute image de mon imagination rétive. Un pied devant l'autre. Le sang a débordé de mes chaussures, séchant dans l'instant, même lui ne pouvait plus me rafraîchir.
Je suis parvenu de l'autre côté de la pace, mais je n'ai pas de souvenir. Je me suis réveillé à l'hôpital.
J'avais accompli cet exploit extraordinaire : la traversée de la place saint-Médard en solitaire sans assistance technique. Je compte publier mon récit. Et avec un peu de bol j'irai le dédicacer dans une grande surface entre le rayon des yaourts et celui des produits frais.
j'ai déjà le titre : "ce que j'ai fait aucune bête, pas même un frelon asiatique, ne l'a fait" .
Il paraît que le maire veut me remettre la médaille de la ville. Merci bien mais je refuse : je suis anarchiste !