Le récit de Louis
Julien m’inquiétait chaque jour un peu plus. Je n’affirmerai pas que ses nerfs le lâchaient, mais je pense qu’il tombait insensiblement dans une profonde mélancolie. Or la tristesse est pour le soldat pis que le découragement. Elle ne laisse pas de prise aux copains. Je faisais exprès de perdre à la manille, mais cela lui était indifférent.
Je tentais de lui raconter quelques bons souvenirs venus de l’arrière. Lors de ma dernière permission j’étais allé, au cinématographe, voir un type marrant comme tout. Charlot était impayable. Mais je racontais mal et Julien me regardait d’un air encore plus affligé.
Il me semble, mais je ne le jurerai pas, que le macchabée qui nous regardait de l’autre côté du parapet lui avait tordu sévèrement l’âme. Je ne pourrais pas dire autrement la chose. Il passait des heures à l’observer, parfois je voyais ses lèvres bouger. Il murmurait des paroles qui semblaient toutes palpitantes de colère ou de tristesse, je ne sais pas. Ce n’étaient pas de mauvaises prières, pas de ces imprécations à l’envers comme j’en avais entendues parfois une ou deux heures avant l’assaut, quand des types furieux de leur sort s’en prennent à Dieu, Jésus, tous les saints et Allah avec. Ces dingues qui allaient crever bientôt injuriaient le ciel avec rage. Dans quel état allaient-ils se présenter là-haut avec leur tête arrachée ou leur poitrine écrabouillée ?
Ce n’était pas tellement de recevoir une rafale qui me foutait la trouille, c’était le grinçant de ces hommes condamnés et damnés. Je faisais tout pour m’éloigner un peu d’eux, pour que Dieu, dans ce tumulte, ne me mette pas dans le même bain où, eux, se plongeaient tout vifs.
Julien n’insultait pas Dieu, il n’y croyait pas, c’était plus simple pour lui, mais il se chuchotait des mots pleins d’épines. Je le sentais bien. Un moment j’ai cru qu’il parlait aux restes du sergent dont la moitié du corps était affalée, là, juste devant.
« Eh Juju, j’vais au jus » je lui ai lancé. Cela ne lui a pas arraché un sourire. En revenant de la cambuse, j’ai croisé un peloton de légionnaires. Des durs, mais chics types. Les savoir là, tout près de nous, m’a rassuré. C’est toujours précieux de pouvoir s’appuyer sur de solides gaillards. Une fois je les avais vus dans un corps à corps. Ils maniaient un long couteau de tranchée avec une aisance magnifique, vraiment. D’un coup de lame j’avais vu une tête de boche tomber, d’un seul coup.
L’un d’eux m’a vu avec le bidon fumant, cela lui a fait envie. Il m’a suivi du regard, et voyant que nous étions installés à quelques enjambées derrière un épaulement, il nous a rejoints, Julien et moi. Il voulait un peu de caoua. Je l’ai servi. Il a causé avec Julien. Je me suis éloigné un peu pour aller chercher dans la cagna la bouteille de vieille prune.
Julien avait l’air intéressé par ce que lui disait le gars. Tant mieux si Julien pouvait se détendre un peu. Dans l’abri j’ai saisi le flacon envoyé par ma petite chérie, sur l‘emballage elle avait écrit de sa fine main : « tu la partageras avec ton ami Julien et vous penserez un peu à moi qui suis si seule. Ne buvez pas tout d‘un coup, c‘est mauvais pour la santé. » Alors… Alors la terre a tremblé. Deux obus sont tombés. Deux seulement, comme si en face les canonniers faisaient juste un essai, pour voir.
Dans la fumée j’ai vu le légionnaire qui m’a lancé un regard affreusement triste. Il n’avait plus de bras droit. Il regardait son unique main gauche, comme on regarde une amie. Julien avait le ventre perforé, je voyais le jour à travers. Il avait la tête d’un type stupéfait. Je lui ai fermé les yeux mais il me fut impossible de replier sa bouche ouverte. Il a été enterré comme ça, bouche bée, le ventre plein de terre..
Quand j’ai rangé ses affaires, il y avait une lettre dans son portefeuille, une lettre d’Élise ma femme. La lettre commençait comme ça : « Julien, mon unique amour . »
J’ai pleuré longtemps.
Balthazar